Mariya Gabriel peut-elle sortir la Bulgarie de la crise politique ?
Alors que le pays est depuis des années en proie à l’instabilité, et à une succession de gouvernements d’experts, le denier scrutin du 2 avril n’a pas permis de sortie de crise. Dans une ultime tentative de dégager un consensus politique, c'est à la commissaire européenne Mariya Gabriel que le pays fait appel. Une brillante Européenne, peu connue en politique intérieure. C’est à Bordeaux que Mariya Gabriel pose ses valises pour faire Science-Po, au début des années 2000. « La ville des 3 M : Montaigne, Montesquieu, Mauriac », trois penseurs dont les valeurs la guident « dans sa vie personnelle et professionnelle », se plaît-elle à rappeler. Nous sommes au début des années 2000, la jeune Mariya vient de quitter la Bulgarie après des études de lettres à Plovdiv. Et c’est le début d’une carrière européenne fulgurante : en 2017, à 38 ans, elle devient la plus jeune commissaire européenne, en charge du Numérique.« C’est une femme qui connaît bien les institutions, qui connaît bien les sujets européens et qui en plus, est une francophone parfaite, elle est une des rares commissaires qui parle français avec son équipe et avec les services », se souvient Guillaume Klossa, président du think tank EuropaNova qui était à l’époque conseiller du vice-président de la Commission en charge de ces mêmes questions. « Pendant son premier mandat de commissaire au Numérique, elle a été extrêmement appréciée, notamment des milieux culturels français. Parce qu’elle a joué un rôle très important dans la révision de la directive sur les droits d’auteur. Elle était très appréciée par les milieux cinématographiques et du livre francophone, qui étaient en amont des discussions sur ce texte très important. Elle a laissé à la fin de son premier mandat le souvenir d’une femme qui est à la fois ouverte, compétente, active. »Elle enchaînera avec le portefeuille de l’innovation et de la jeunesse qu’elle quitte aujourd’hui à un an des élections européennes. Elle y gère les 95,5 milliards d’euros du budget recherche et innovation Horizon Europe. « Elle était sur le point de lancer un big bang de la recherche dont l’Union européenne a un besoin urgent, et qui va être retardé », regrette Guillaume Klossa, qui souligne que la dimension francophile et francophone de Mariya Gabriel, et sa très bonne compréhension des institutions européennes ont été déterminantes dans son rapide parcours. Compétente et travailleuseTout a commencé en 2009 lorsque Boïko Borissov, le patron du parti conservateur bulgare Gerb (groupe PPE à Bruxelles), lui propose une place en position éligible aux élections européennes. Elle fera deux mandats dans l’hémicycle strasbourgeois. En 2012, elle épouse François Gabriel, haut fonctionnaire des institutions européennes, un proche de Joseph Daul (ancien chef du groupe PPE, puis du parti lui-même) qui est aujourd’hui vice-directeur de cabinet de la présidente du Parlement Roberta Metsola.Reconnue compétente et travailleuse, Mariya Gabriel cumule les distinctions et les réussites ; avec la solide réputation de pousser ses équipes à bout. À Bruxelles comme à Sofia, ses détracteurs lui reprochent de prendre ses ordres auprès de Boïko Borissov. Mais une commissaire ne défend pas son pays. « Ce n’est pas une femme partisane, c’est une femme politique. Elle a bien défendu ses dossiers », précise Guillaume Klossa « C’est une femme d’intérêt général, qui est vraiment Européenne et c’est aussi une femme multiculturelle, à la fois de culture française et bulgare ». ► À écouter aussi : À Vratsa, en Bulgarie, les fonds européens transforment la villeMariya Gabriel, « éloignée de la vie politique bulgare »Est-ce la Bulgare qui rentre aujourd’hui à Sofia ? Beaucoup de ses compatriotes redoutent que la culture institutionnelle de Bruxelles ait pris le dessus. « Cela fait bientôt 15 ans qu’elle est éloignée de la vie politique bulgare, donc il y a des doutes quant à sa capacité à vraiment entendre les problématiques, les préoccupations nationales, résonner », estime la Franco-Bulgare Rayna Stamboliyska, spécialiste des questions européennes de cybersécurité.« Elle ne connaît pas la politique bulgare sur un plan pratique », renchérit Antony Todorov, professeur de sciences politiques à la Nouvelle Université bulgare. « Elle n’y a jamais participé, sauf à l’occasion de deux campagnes électorales européennes. Elle ne connaît vraiment pas le pays. Certes, elle a accumulé une expérience en tant que commissaire européenne, mais avant de devenir commissaire, elle n’avait aucune expérience, à l’inverse de beaucoup de ses collègues qui ont souvent été ministres, voire Premier ministre, chef de camps, de grandes institutions, etc. Elle a tout appris à Bruxelles. Mais Bruxelles, la Commission européenne, c’est tout de même assez particulier. Au niveau national, dans tous les pays de l’Europe, ça ne se passe pas de la même façon ». Mariya Gabriel, l’élément-clé pour former un gouvernement d’unité nationale ?Mais alors pourquoi Boïko Borissov est-il allé chercher Mariya Gabriel ? Aux élections du 2 avril dernier, le Gerb est arrivé très légèrement en tête. Sans pour autant être en mesure de dégager une majorité de gouvernement. Dans le contexte d’une crise qui dure depuis des années. C’était d’ailleurs le cinquième scrutin en deux ans. Avec Mariya Gabriel, l’idée était de former un gouvernement d’unité nationale. Mais dès l’annonce de son arrivée, l’un des petits partis a dit non d’emblée à toute idée de coalition.► À lire aussi : L'impasse parlementaire demeure en Bulgarie après les cinquièmes législatives anticipéesPourtant, les jeux ne sont pas faits. « La population est usée de voir se succéder des gouvernements intérimaires, “techniques”, nommés directement par le président de la République, à l’encontre de la culture politique parlementaire bulgare », note Rayna Stambolyiska. « Et là où le rôle de quelqu’un comme Mariya Gabriel peut être intéressant, c’est que par ses fonctions européennes, au Parlement comme à la commission, c'est quelqu’un qui vit qui respire le consensus, la négociation, le compromis. Est-ce qu’on n’aurait pas besoin de faire entrer quelqu’un qui ait un autre vécu politique ? Une autre histoire aussi en termes de pratique, en termes d’outils, d’interaction ? Est-ce qu’on ne parviendrait pas à trouver enfin un consensus en donnant mandat à quelqu’un qui sache faire ? C’est sans doute l’esprit de la démarche ».Une dimension politique et géopolitiqueMais le contexte national ne va pas lui faciliter la tâche, remarque Guillaume Klossa « Elle rentre dans un pays où le niveau de corruption est élevé, la modernisation n’a pas été complètement achevée et elle arrive à un moment qui est compliqué parce que la Bulgarie est confrontée directement à l’impact de la guerre entre l’Ukraine et la Russie. »Le conflit a ravivé les tensions autour des liens qui unissent Sofia et Moscou d’une part, Sofia et Bruxelles de l’autre. Le choix de Mariya Gabriel a d’ailleurs une autre dimension, politique et géopolitique, selon Antony Todorov : « Borissov tente de sortir de l’isolement politique. Il est isolé. Les partis politiques n’osent plus vraiment parler, discuter avec lui et il ne s’agit pas seulement de ceux qui ont émergé pendant les manifestations contre son gouvernement en 2020. Donc, Borissov tente de sortir de l’isolement en jouant la carte dite de l’euro-atlantisme dans le contexte du conflit. Et quand il propose comme candidate au poste de Premier ministre en Bulgarie, cette femme relativement jeune en politique, qui est aussi commissaire européenne, c’est évidemment une façon de dire – pas seulement à l’opinion bulgare, mais aussi aux partenaires européens – qu’il est vraiment sans faille du côté de la solidarité atlantique. C’est le sens de la démarche à mon sens. »► À écouter aussi : Iliana Iotova: le conflit en Ukraine éloigne l’idée d’une défense européenneAntony Todorov ne croit guère aux chances de succès de cette démarche, mais Guillaume Klossa est plus confiant : « Elle est face à une mission pour laquelle elle n’a pas été vraiment préparée, mais elle a du sens politique, elle a une culture du compromis, et elle a une compréhension des enjeux. » Mariya Gabriel doit présenter un gouvernement le 22 mai. Confiante, elle a pris en démissionnant de son poste à Bruxelles un aller simple pour Sofia.